1

 

L’aube du deuxième jour fut somptueuse ; le soleil d’or fit son apparition tandis qu’une brume légère flottait sur la rivière. Roger Dod se leva avec l’aurore, réveilla Gregory, roula sa couverture, se lava dans le fleuve et se prépara un rapide petit déjeuner de pain et de bière légère avant de remonter la première enceinte jusqu’à la boutique de son maître. Tout au long de la grand-route, des commerçants retiraient leurs manteaux, bâillaient, s’étiraient et rangeaient leurs marchandises pour la journée qui commençait. Roger salua plusieurs d’entre eux au passage. Quand tant de gens se trouvent rassemblés, même un taciturne grincheux est forcé de lier connaissance avec certains de ses semblables.

A peine eut-il aperçu la baraque que Roger fronça les sourcils, alors que tous s’agitaient autour de lui, les volets de bois étaient encore hermétiquement clos – et il jura dans sa barbe. Tout était clos, malgré le soleil déjà levé ! Warin devait dormir sur ses deux oreilles là-dedans. Roger frappa du poing sur les planches de devant qui auraient déjà dû reposer sur leurs tréteaux, prêtes à être recouvertes de marchandises. Pas de réponse.

— Warin ! beugla-t-il. Que le diable t’emporte ! Lève-toi et ouvre-moi.

Toujours rien. Certains commerçants, curieux, s’étaient tournés pour écouter et regarder, s’interrompant dans leurs occupations.

— Warin ! hurla Roger, recommençant à taper du poing. Espèce de fainéant ! Qu’est-ce qui t’arrive ?

— Je m’étonnais aussi, dit le drapier d’à côté, une pièce de flanelle dans les bras. Il n’a pas donné signe de vie. Il dort bien votre gardien !

— Attendez ! intervint l’armurier d’en face, tout excité, se penchant sur l’épaule de Roger, palpant le bord de la porte de bois. Vous avez remarqué ces échardes ?

A côté du loquet, il y avait sur les planches quelques fils pâles, à peine visibles et, sur une simple poussée, la porte s’ouvrit sur l’obscurité.

— Pas besoin de cogner, c’est ouvert. On s’est servi d’un couteau ! dit l’armurier, et il y eut un bref silence.

— Espérons qu’on ne s’en est servi que pour la porte ! souffla Roger, effaré, et il entra suivi d’une dizaine de personnes ; même le solide Rhodri ap Huw s’était frayé son chemin entre les étals pour les rejoindre ; ses yeux noirs brillaient sous ses sourcils touffus, mais comme il ne parlait pas anglais, personne ne prit le temps de lui demander son avis.

De l’obscurité ambiante montait une odeur tiède de bois, de vin et de confiseries et un bruit étrange, telle la respiration caverneuse d’un vieillard. Roger fut poussé vers la pénombre par ceux qui le suivaient pour lui donner un coup de main et qui mouraient de curiosité. Maintenant qu’ils s’habituaient à l’obscurité, ils commençaient à distinguer les balles empilées et les tonnelets de vin. Tout était parfaitement rangé et prêt à servir, et ce depuis la veille au soir, mais aucune trace de Warin jusqu’à ce que Rhodri ap Huw, toujours pratique, déverrouillât le panneau de devant, et le laissât choir, faisant ainsi entrer à flots la lumière du matin.

Allongé au pied de ce même mur, où Rhodri avait failli le piétiner, Warin gisait, enveloppé dans son manteau, ligoté si étroitement aux coudes, aux genoux et aux chevilles qu’il pouvait à peine remuer pour qu’on entende bruire les plis de son manteau. On lui avait mis un sac sur la tête, et un bout de tissu dont les fibres grossières lui entraient dans la bouche était attaché derrière la nuque. Il faisait de son mieux pour répondre à l’appel de son nom et ses mouvements, même limités, ses grognements étouffés prouvaient qu’il était en vie.

Roger émit un cri inarticulé d’inquiétude et d’indignation et, s’agenouillant, commença par défaire le lien qui maintenait le sac. Le chiffon était tout imbibé de salive et il devait avoir la bouche pleine de fibres de corde, mais au moins le malheureux pouvait-il respirer. Il s’efforçait sans beaucoup de succès de former des mots bien avant d’être soulagé et de pouvoir cracher son bâillon.

— Tu as mis le temps, et moi qui étais à moitié mort, se plaignit-il d’une voix rauque.

Deux personnes de bonne volonté s’escrimaient sur ses liens avec d’autant plus de zèle qu’ils l’avaient entendu parler et même protester aussi vigoureusement. Peu à peu on dépouilla sans cérémonie Warin de ses bandelettes ; il finit face contre terre continuant à tenir des propos incohérents. Il se redressa indigné, mais si vivement qu’il n’avait manifestement ni fracture ni blessure sérieuse et qu’il n’était pas non plus trop courbatu après cette dure épreuve. Il regarda par-dessous ses cheveux gris emmêlés, mi sur la défensive, mi-accusateur, comme si ses sauveteurs étaient responsables de ses malheurs.

— Mieux vaut tard que jamais ! s’exclama-t-il, avec aigreur, et il se racla la gorge, crachant des fibres de chanvre. Ne vous pressez pas, surtout ! Vous êtes sourds, pas possible ! Ça fait des heures que je donne des coups de pied dans le mur.

Plusieurs mains se tendirent pour l’aider à se remettre sur pied et l’asseoir doucement sur un tonneau. Roger s’écarta, les laissant satisfaire leur curiosité, tout en regardant son collègue de travers. Il se portait comme un charme, ce vieux fou ! A la moindre menace il se pliait comme un canif.

— Mais, bon Dieu, que t’est-il arrivé ! La boutique était fermée. Comment a-t-on pu s’introduire ici sans que tu t’en rendes compte ? Il y a d’autres marchands à côté, tu n’avais qu’à appeler à l’aide.

— Pas sûr, objecta honnêtement le drapier. Moi, je dors à la taverne, et je ne suis pas le seul. Si votre homme dormait profondément, après avoir fermé pour la nuit...

— Il était bien minuit passé, commença Warin, ulcéré, frottant ses chevilles meurtries. Je le sais parce que j’ai entendu la cloche de matines, de l’autre côté du mur avant de m’endormir. Puis pas un bruit, et c’est cette cagoule qui m’a réveillé. Ils m’ont bâillonné. Je n’ai rien vu. Ils m’ont roulé comme dans une balle de laine, et ils m’ont laissé attaché.

— Et tu n’as pas dit « ouf » ! s’écria Roger, amer. Combien étaient-ils ? Un ou plus ?

— Deux, je crois. Je ne suis pas sûr, avoua Warin hésitant et déconcerté.

— Tu avais la tête couverte, d’accord, mais tu pouvais entendre. Est-ce qu’ils ont parlé ?

— Oui, je me rappelle maintenant que l’un d’eux murmurait. Mais je n’ai rien pu distinguer. Ils remuaient les balles et les tonneaux, ça, j’en suis sur.

— Pendant combien de temps ? Sans doute n’osaient-ils pas se presser pour ne rien renverser et réveiller tout le voisinage, suggéra l’armurier, avec bon sens. Dis-nous combien de temps sont-ils restés ?

Warin n’était sûr de rien. Quand on est bâillonné et attaché la nuit, le temps peut paraître singulièrement long.

— Une heure peut-être...

— Suffisamment pour prendre tous les objets de valeur, conclut l’armurier en regardant Roger. Jetez donc un coup d’oeil, mon garçon, et voyez ce qui manque. Ils auront laissé le vin, les tonneaux sont trop lourds, il leur aurait fallu une charrette, et une charrette à cette heure-là, ça se remarque. Non, ils cherchaient quelque chose de petit et de précieux.

Mais Roger tournait le dos à son collègue et fouillait frénétiquement parmi les balles et les boites empilées contre le mur.

— Le coffre-fort de mon maître ! Je l’ai caché là hors de vue... Dieu merci j’ai retiré hier la plus grande partie de l’argent des ventes et je l’ai mis sous clé à la péniche, mais il en restait encore pas mal. Et tous ses comptes, ses parchemins...

Il jetait boîtes et sacs d’épices de côté dans sa hâte, reniflant l’air, écartant des coffrets de confiseries orientales, venues par Venise et la Gascogne, et qui valaient cher sur le marché.

— Là, contre le mur...

Découragé, bouleversé, il laissa retomber ses mains. Il avait dégagé les planches de la boutique, les marchandises étaient entassées partout, mais c’était tout. Le coffre de maître Thomas avait disparu.

 

Frère Cadfael avait profité de l’aurore pour travailler une heure ou deux avec frère Mark au jardin des simples, n’ayant aucune raison de se faire du souci pour Emma, qui dormait encore dans l’hôtellerie avec Constance, et ne risquait donc rien pour le moment. Le matin était beau et clair ; la brume qui commençait à monter du fleuve apparut obliquement dans le soleil. Mark chantait gaiement en désherbant, non sans prêter une oreille sereine à Cadfael qui lui racontait les événements de la veille.

— Il faudra peut-être que je te confie le travail. Je sais que le jardin sera en de bonnes mains, si jamais je dois m’absenter... conclut-il.

— J’ai eu un bon professeur, répliqua Mark avec son sourire grave derrière lequel seul Cadfael distingua une ombre de cette malice qu’il avait découverte et entretenue. Je sais ce dont il faut s’occuper ou non dans l’atelier.

— J’aimerais être aussi sûr de moi à l’extérieur, émit Cadfael, sans enthousiasme. Il y a des breuvages parmi nous qui demandent un grand discernement, mon garçon, et j’aimerais savoir ce qu’il faut ou non laisser de côté. Je suis sur le fil du rasoir, et tomber d’un côté ou de l’autre pourrait être désastreux. Je connais bien mes plantes et leurs propriétés. Elles suivent des règles immuables. Ce n’est pas pareil avec les gens. Et finalement tant mieux. S’ils perdaient quelque chose de leur complexité, ce serait fort triste.

C’était l’heure de Prime. Mark se baissa pour se rincer les mains au seau qu’ils laissaient réchauffer pendant la journée pour que l’arrosage du soir ne soit pas trop froid pour les plantes.

— C’est vous qui m’avez fait comprendre que je voulais devenir prêtre, dit-il, avec cette franchise qu’il avait toujours en présence de Cadfael.

— Moi, cela ne m’a jamais tenté, dit ce dernier, pensant à autre chose.

— Je sais. C’est ce qui vous a manqué. On y va ?

 

Ils sortaient de Prime et les serviteurs laïcs se préparaient pour la première messe, quand Roger Dod apparut au portail, le pas lourd, le souffle court ; manifestement, il avait des ennuis.

— Allons bon, qu’est-ce qu’il y a encore ? soupira Cadfael et il s’avança pour l’intercepter avant qu’il n’atteignît l’hôtellerie...

Soudain conscient de la présence solide et massive de celui qui se dirigeait vers lui, Roger s’arrêta et se tourna, inquiet. Son visage s’éclaira un peu quand il reconnut le moine qui accompagnait le shérif-adjoint pendant qu’ils cherchaient Maître Thomas, la veille de la Saint-Pierre.

— Ah ! c’est vous, mon frère, c’est parfait ! Hugh Beringar est-il là ? Il faut que je lui parle. Nous sommes marqués par le destin ! Hier la péniche, aujourd’hui la boutique ; Dieu sait ce qui va encore nous tomber dessus avant que nous ayons quitté cet endroit maudit. Les livres de compte de mon maître ont disparu, l’argent, le coffre et tout ! Que va penser ma maîtresse ? J’aurais préféré, s’il le fallait, me faire casser la tête que de manquer ainsi à mon devoir !

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’exclama Cadfael, très inquiet. Dois-je comprendre que des voleurs ont mis à sac la boutique ?

— Pendant la nuit ! Le coffre-fort a disparu. On a retrouvé Warin ligoté et bâillonné, et personne n’a rien entendu. Il n’y a pas une demi-heure qu’on l’a retrouvé.

— Venez ! fit Cadfael, l’empoignant par la manche et l’entraînant vers l’hôtellerie au pas de charge. On va voir Hugh Beringar. Vous lui raconterez tout ça. Economisez votre souffle !

Chez Aline, les dames étaient à peine sorties du lit, et Hugh, en chemise et haut-de-chausses mais sans chaussures, prenait son petit déjeuner quand Cadfael frappa à la porte et passa par précaution seulement la tête à l’intérieur.

— Désolé, Hugh, mais il y a du nouveau. Peut-on entrer ?

Hugh le regarda, comprit que c’en était fini de sa tranquillité et, résigné, dit « oui ».

— Il y a quelqu’un qui a quelque chose à vous raconter. Il vient du champ de foire.

Quand elle vit Roger, Emma se dressa d’un bond, surprise autant qu’inquiète ; son doux visage ensommeillé redevint grave sur-le-champ, et ses joues plus pâles. Elle n’avait pas encore tressé ses cheveux noirs qui pendaient, libres, sur ses épaules, sa robe n’avait pas de ceinture, et elle avait les pieds nus.

— Que se passe-t-il, Roger ? Qu’est-il encore arrivé ?

— Une autre filouterie, maîtresse, mais je voudrais bien savoir pourquoi tous les bandits du comté en ont après nous ! s’exclama-t-il et, respirant un grand coup, il entonna sa complainte.

« Ce matin, je vais à la baraque comme d’habitude et je trouve tout fermé. Pas un bruit, pas un mot. Je crie, je frappe, et quelques voisins s’approchent, curieux ; et voilà-t-il pas que l’un d’eux remarque qu’on a forcé la porte avec un couteau, et drôlement fin avec ça. On entre et on trouve Warin ficelé comme un paquet dans son propre manteau, et bâillonné avec un sac sur la tête qui aurait pu l’étouffer. »

— Oh non ! souffla Emma, horrifiée et elle pressa son poing contre ses lèvres tremblantes. Pauvre Warin ! Il n’est... il n’est pas mort... ?

— Mort ! Il se porte comme un charme, oui, à part quelques crampes. Mais comment a-t-il pu ne pas se réveiller quand on s’est attaqué au volet et quand on a ouvert la porte ? Ça me dépasse. Mais s’il a entendu quelque chose, il a pris bien soin de ne pas déranger les voleurs. Warin n’a rien d’un héros. Il dit qu’il s’est réveillé quand on lui a passé le sac et qu’il n’a vu personne ; enfin, il pense qu’ils étaient deux, car l’un d’eux parlait bas. Pour moi, il les a bel et bien entendus, mais il s’est tu de peur de prendre un coup de couteau.

Emma avait repris des couleurs. Elle soupira de gratitude.

— Il va bien ? Il n’est pas blessé ?

Elle surprit le regard complice d’Aline, et, soulagée, eut un petit rire tremblant.

— Je sais qu’il n’est pas très brave. Et j’en suis heureuse ! Il n’est ni très travailleur, ni très malin mais je le connais depuis mon enfance ; il me faisait des jouets et des sifflets en osier. Dieu merci, il est indemne !

Roger couvait d’un regard brûlant et jaloux la jeune fille dans sa fraîche beauté du matin. Elle n’avait aucune parure, et n’en avait nul besoin.

— J’aurais voulu veiller moi-même, poursuivit-il. Ils ne seraient pas entrés sans dommage et ils auraient eu plus de peine à nous voler.

— Mais vous auriez pu être tué, Roger. Vous n’étiez pas là-bas et c’est tant mieux. Vous vous seriez battu et cela aurait tourné mal. Vous n’étiez pas armé. Qu’auriez-vous fait contre deux hommes ? Je veux que personne ne soit blessé pour protéger ce qui m’appartient.

— Et après ? demanda brièvement Hugh, frappant du pied pour enfiler ses souliers et attrapant son manteau. Vous l’avez laissé là-bas pour s’occuper des clients ? Il va bien ?

— Comme vous et moi, messire. Je vais vous l’envoyer pour qu’il vous raconte lui-même son histoire.

— Inutile. Je viens avec vous pour voir sur place. Finissez ce que vous avez à dire. Ils ne sont pas partis les mains vides. Qu’est-ce qui a disparu ?

— Misère de moi, maîtresse ! Ils ont emporté le coffre du patron ! s’exclama-t-il, tournant vers Emma un regard dévoué, humble, désolé.

Cadfael observait Emma d’aussi près que son amoureux transi, et il sembla que, dans sa joie de savoir que son vieux serviteur était indemne, rien ne pouvait la toucher. La disparition du coffre-fort ne troublait pas sa sérénité. Là où elle était, à l’abri des manifestations trop pressantes de la passion de Roger, elle alla jusqu’à réconforter celui-ci. Elle avait bon coeur, et ne supportait pas qu’un garçon aussi compétent et fier se laissât abattre.

— Ne vous tourmentez pas trop, lui dit-elle avec chaleur. Qu’auriez-vous pu faire ? Ce n’est pas de votre faute.

— J’ai emporté la majeure partie de l’argent à la péniche hier soir, lui confia-t-il. Il est en sûreté, on n’y a pas touché. Mais les livres de maître Thomas, ses parchemins précieux, ses documents...

— Il existe sûrement des doubles, affirma Emma. En outre, s’ils ont pris le coffre, à supposer qu’il ait été bien rempli, ils garderont l’argent et ils se débarrasseront sûrement du coffre lui-même et des parchemins. Qu’en feraient-ils ? Vous verrez, on en récupérera peut-être une bonne partie.

Elle était non seulement bonne, mais solide et pleine de bon sens, et ne cédait pas facilement à l’adversité. Cadfael regarda Hugh qui le regardait aussi, impassible, mais il y avait dans son regard vif une admiration empreinte d’un léger scepticisme.

— Si Warin avait été tué, reprit Emma avec fermeté, cela aurait été beaucoup plus grave ! Puisqu’il n’a rien, je n’ai aucune raison de m’en faire.

— Cependant, intervint Hugh, il serait peut-être bon qu’un sergent de l’abbaye surveille la baraque jusqu’à la fin de la foire. Apparemment les mésaventures qui devraient être le lot de tous s’abattent uniquement sur vous. Voulez-vous que j’en parle au prieur ?

Elle baissa un moment les yeux, prudente et pensive, puis elle le fixa de nouveau de ses prunelles très bleues, aussi innocentes que si elle les ouvrait sur le monde pour la première fois.

— C’est très gentil à vous, mais que pourrait-il nous arriver de plus ? Je pense qu’il est inutile de nous donner un garde.

 

Laissant Aline s’occuper d’Emma, Hugh rejoignit Cadfael dans son atelier ; il se servit une coupe de vin, prélevée dans la réserve de son ami, et s’assit sous l’auvent à l’ombre. L’odeur des plantes médicinales, retenue dans l’entrelacs des haies, flottait lourdement dans l’air. Elle le fit bâiller contre son gré, alors qu’il était venu pour discuter sérieusement. Ils étaient loin du monde extérieur, le bourdonnement affairé du marché leur parvenait de loin, comme la musique agréable des abeilles de frère Bernard. Et Mark qui désherbait délicatement, sa robe remontée jusqu’aux genoux, ne les gênait nullement.

— C’est un être à part, dit Cadfael à mi-voix, le regardant avec affection et détachement. Celui qui va être prêtre pour moi. Il fallait que je trouve un moyen d’y échapper. Et voici l’agneau du sacrifice, le meilleur du troupeau.

— Un jour, il vous entendra en confession, plaisanta Hugh, regardant Mark arrachant les mauvaises herbes comme s’il les plaignait, et vous serez fichu, car il connaîtra tous vos manquements.

Il prit une gorgée de vin, la goûta pensivement, l’avala, et en savoura un moment l’arrière-goût.

— Ce Warin n’avait pas grand-chose à ajouter, reprit-il. Qu’en dites-vous ? Ça n’est pas un hasard.

— Non, acquiesça Cadfael, calant la porte de l’atelier pour aérer, et venant s’asseoir près de son ami. Non, bien sûr. Le bonhomme se fait tuer, dépouiller, on fouille sa péniche, sa boutique. Aucun autre riche marchand n’a été agressé. Non, le hasard n’a rien à voir dans tout cela.

— Alors ? Expliquez-moi donc ! La petite prétend qu’on a volé des choses à la péniche. Maintenant quelque chose de bien défini, un coffre aisément transportable, qu’on peut supposer plein d’objets précieux, disparaît, et pas discrètement. S’il ne s’agit pas de vol, qu’est-ce que c’est ? Dites-le moi !

— On cherche quelque chose, du moins je le crois. Je ne sais pas quoi au juste, un objet unique, de petite taille, précieux qui était, ou qu’on croyait être, en possession de maître Thomas. La nuit de son arrivée, on l’a tué et dépouillé. Première fouille. Chou blanc. Le lendemain, on visite sa péniche. Seconde fouille.

— Avec un maigre résultat cette fois, dit sèchement Beringar. Nous savons, par la bouche de la victime, que le visiteur s’est enrichi d’une chaîne d’or, d’une ceinture à fermoir d’or, et de gants brodés.

— Ouais ! Cadfael, dubitatif, se tritura le nez et regarda Hugh de côté.

— S’il vous plaît ! protesta Hugh sans se fâcher, et souriant soudain. Je n’ai peut-être pas votre subtilité, mais depuis que je vous connais, j’ai dû apprendre à réagir vite, moi aussi. Elle a du cran, cette petite, et de la mémoire ; elle ne se trompera pas d’un point dans les broderies de ces gants ; je ne suis pourtant pas sûr qu’ils aient jamais existé.

— Essayez de lui demander à brûle-pourpoint ce qu’elle cache, suggéra Cadfael sans conviction.

— Je l’ai fait ! admit Hugh, l’oreille basse. Elle m’a regardé avec ses grands yeux, comme si elle ne comprenait pas ! Elle ne sait rien, ne cache rien, n’a rien à ajouter, et tout ce qu’elle dit est parole d’évangile. Il n’empêche, cette enfant est délicieuse, mais elle ment. Et qu’est-ce qui a bien pu vous passer par la tête et vous amener au même résultat que moi ?

— Je serais désolé d’avoir dit ou fait quelque chose qui ait pu vous faire penser du mal de cette demoiselle, car je l’apprécie beaucoup.

— Moi aussi, tranquillisez-vous. Mais à mon avis, elle a mis les pieds là où il ne fallait pas et je ne voudrais pas, tout comme vous ou votre abbé, qu’il lui arrive quoi que ce soit, alors qu’on s’occupe d’elle. Ni qu’il lui arrive quoi que ce soit tout court. Je l’aime bien.

— Quand nous sommes montés sur la péniche et qu’il ne lui a pas fallu plus d’une minute pour dire que quelqu’un avait farfouillé dans ses affaires, je n’ai pas douté de sa parole. Les femmes savent comment elles rangent leurs vêtements. Un simple faux pli, et elles devinent qu’on y a touché, ça l’a choquée et surprise, et elle ne jouait pas la comédie. Après non plus, quand je lui ai demandé si quelque chose avait disparu, elle n’a pas hésité, elle semblait plutôt triomphante. Je n’ai pas fait attention sur le moment, et je lui ai demandé de s’en assurer. Quand j’ai signalé qu’elle devrait vous en parler, elle a fait plus attention, et elle s’est donné du mal pour se rendre compte qu’on lui avait bel et bien volé quelques menus objets. Je pense qu’elle regrettait sa première réaction, mais si la justice devait s’en mêler, autant ramener l’événement à un vol banal. La vérité, c’est ce « non » qu’elle a dit sans y prendre garde, et le mépris qu’il contenait. Après, elle a essayé de nous égarer en mentant, et pour quelqu’un qui n’en a pas l’habitude, elle ne s’est pas mal débrouillée. Je pense toutefois, comme vous, que ces menus objets n’ont jamais existé, ou se trouvaient ailleurs.

— Il reste une question. Comment a-t-elle pu être sûre tout de suite qu’on n’avait rien pris ?

— Tout simplement parce qu’elle savait ce que le voleur était venu chercher, et si elle était si sûre, c’est qu’elle savait que l’objet en question était ailleurs. D’où la seconde fouille, avec le même résultat. La chose, quelle qu’elle soit, n’était pas sur la personne de maître Thomas, endroit le plus vraisemblable, ni sur la péniche.

— D’où la troisième visite ! Mais Cadfael, a-telle été efficace, cette fois ? Devinez un peu. Le coffre a disparu, et c’est encore une cachette vraisemblable pour quelque chose de si précieux ? Le voleur aurait-il trouvé cette fois ?

— Pas plus que les autres fois, affirma Cadfael, secouant la tête avec emphase. J’en mettrais ma main au feu.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ? demanda Hugh, curieux.

— Nous avons vu la même chose, vous et moi. Elle se moque éperdument du coffre ! Dès qu’elle a su que Warin était sauf, elle a pris la chose assez calmement. Elle savait que ce que cherchait l’inconnu n’était ni dans la péniche, ni dans la boutique. Et pour moi, il ne peut y avoir qu’une seule raison pour qu’elle sache où cet objet n’est pas, c’est qu’elle sait où il se trouve réellement.

— Ce à quoi l’ennemi va s’attacher maintenant, remarqua Hugh avec conviction, c’est où elle se trouve elle. Car l’objet est sur elle ou dans un endroit connu d’elle seule. On va surveiller Emma de près, de vous à moi. Non, ajouta-t-il après réflexion, je ne la crois pas vicieuse, mais j’ai peine à l’imaginer mêlée à un meurtre, un vol ou que sais-je, et je ne comprends fichtre pas pourquoi elle ne dit rien, si elle est en danger et qu’elle a besoin d’aide. Aline a fait de son mieux pour l’inciter à parler, et Emma est toute douceur et gratitude, mais elle ne souffle mot de ses ennuis si elle en a. Vous connaissez Aline, elle attire les confidences, sans même avoir à poser de questions, et si elle lui résiste, on est battus d’avance.

— Quel mari attentionné ! approuva Cadfael. Voilà qui me fait plaisir.

— J’espère bien, c’est vous qui me l’avez jetée dans les bras. Vous devriez plutôt vous inquiéter de savoir si je vais être un bon père ! Priez donc pour moi à cet effet, pendant que vous y êtes... Non, sérieusement, Cadfael... je m’interroge sur cette petite. Aline l’aime beaucoup, et pour moi c’est suffisant. Elle semble apprécier Aline, et le mot est faible ! Cependant elle ne se livre jamais. Elle a beau chérir mon épouse, elle se garde bien de dire un seul mot de trop sur elle-même.

— Cela s’explique, Hugh, dit gravement Cadfael, sans se formaliser. Si elle se sent en danger, la dernière chose qu’elle voudra sera justement de faire courir un risque à quelqu’un qu’elle aime. Elle est intelligente et elle a de la ressource, elle est capable de tout pour protéger un être cher.

Etreignant son gobelet vide, Beringar réfléchit longuement, l’air sombre.

— Eh bien, on ne peut donc que la surveiller de très près, nous aussi, pour la protéger de notre mieux.

Il n’était pas encore venu à l’esprit de Cadfael, il commençait seulement à y penser, que la prochaine attaque pourrait bien venir d’Emma, au lieu d’être dirigée contre elle. Elle semblait bien, en effet, détenir la clé de toute l’affaire ; si on pouvait en faire usage, elle était d’une nature à prendre l’initiative.

— En attendant, le shérif a un meurtre sur les bras, et si vous voulez mon avis, cette affaire ressemble de moins en moins à une vengeance d’ivrogne, perpétrée par le jeune Philippe. A vrai dire, je n’y ai jamais cru, même si on ne pouvait pas rejeter complètement cette hypothèse, soupira Beringar, en se levant et en brossant sa tunique de la main.

— Dans ce cas, on peut espérer que le prévôt sera autorisé à payer la caution de son fils, déduisit Cadfael, encouragé. Parmi tous les jeunes de la ville, Philippe est bien le seul qu’on ne puisse soupçonner d’avoir fouillé la boutique ou visité la péniche. Son geôlier pourra témoigner qu’il ne s’est pas absenté un seul instant.

— Je file au château, dit Hugh. Je ne peux pas me prononcer pour le shérif, mais je vais naturellement lui en toucher un mot, ainsi qu’au prévôt. Cela en vaut la peine, sans aucun doute.

Il baissa les yeux, et oubliant un instant ses soucis, eut un sourire éclatant et malicieux, passa les doigts dans les cheveux gris, emmêlés de Cadfael, près de la tonsure, le transformant en porc-épic ébouriffé, et s’en alla d’un pas léger, insouciant, qui le faisait passer pour superficiel aux yeux de gens inattentifs. Il se permettait ordinairement ce genre de fantaisie quand ils étaient entre eux, et qu’il était particulièrement préoccupé.

Cadfael, qui à cause de Hugh semblait s’être peigné avec un clou, regarda son ami s’éloigner et se lissa machinalement les cheveux. Il se dit que lui aussi ferait bien de partir et de donner ses consignes à Mark jusqu’au soir. Il ne serait pas prudent de quitter Emma des yeux un seul instant, et Aline, pour satisfaire un époux plein de sollicitude, se pliait à une heure ou deux de sieste dans l’intérêt de son enfant. Cadfael songea que rien ne saurait être plus agréable à un célibataire d’âge mûr que des petits enfants par personne interposée. Quant à la vieillesse, il avait bien le temps d’y penser ; elle avait sûrement ses bons côtés.

La foire de saint Pierre
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